La veille

La veille du départ… il y a les attentats de Nice. Des morts et des morts qui s’accumulent pour rien. Je ne dirai rien là-dessus. Non pas parce que ça m’indiffère, mais bien parce que ça me dépasse à l’infini. Et parce qu’il s’en dira bien des conneries, mais par un autre que moi. J’ai quand même cette chanson de Arcade Fire qui me vient en tête:

Afterlife… oh my God what an awful word
(…)
When love is gone where does it go where does it go where does it go
We know it’s gone, but where does it go…
Where do we go
Where do we go
Where do we go »

Et demain, je pars pour Rimouski by the Sea avec quatre inconnus. Et je les aime déjà. Pour le moment, nous n’avons que la moto comme prétexte de se retrouver ensemble. Et pour mon petit coeur, fucké pour l’été, c’est bien suffisant.
Rimouski by the Sea

Café Jeanne-D’Arc

On a rendez-vous à 12h30 au café JD, dans Rosemont. La synchronisation des préparatifs s’est déroulée sur Facebook et il y a une espèce de fébrilité de première «date» dans l’air. Il fait une canicule insupportable et on s’embrasse dans la sueur et on se serre nos mains collantes. Tout le monde arrive à l’heure: il y a d’abord les soeurs David. Catherine sur sa Nightster, notre organisatrice et leader dont le charme de rockstar n’a d’égal que ses sautes d’humeur. Marie-Hélène sur sa Scrambler, un ange sur deux roues dans un «suit» de Terminator. Jules sur sa Springer Classic, notre tail gunner et un gros ours au coeur tendre, bourru, mais prêt à tout pour protéger son troupeau. Arthur, sur sa Hornet a le calme du jeune papa sous ses airs d’adolescent et une bonne humeur doublée d’un optimisme contagieux. Et moi, sur la V-Star que mon oncle policier m’a prêtée pour l’occasion, je n’ai pas de rôle attitré, mais j’espère être à la hauteur de cet escadron éclectique. Je sais que j’apporte avec moi une météo chanceuse et une petite cloche attachée sous la moto et qui devrait éloigner les mauvais esprits de la route. Le temps de manger en vitesse, puis de faire le plein et de vérifier notre attirail… on décolle.

À 5 sur la 20

Catherine est la «Team Leader» désignée et c’est elle qui hérite de la tâche ingrate de nous faire sortir de la ville en plein trafic. Pendant qu’on fait du sur-place sur la 40, puis dans le tunnel et que Cath secoue sa tête de découragement, je prends le pouls de ma nouvelle monture: le poids, la tenue de route, le freinage. Je prends aussi le pouls du groupe: rouler ensemble, anticiper les mouvements de l’Autre, de comprendre sa manière de conduire, son instinct. Pendant les prochains 1 200 km, j’aurai toujours dans mon champs de vision: le sac jaune de Marie-Hélène, les souliers oranges fluo d’Arthur, la grosse barbe de Jules.

Après le pont-tunnel, geste victorieux de notre Leader: nous roulons enfin sur la 20! La joie est de courte durée cependant et nous devons ronger notre frein jusqu’à passé Boucherville. Ensuite, nous filons bon train jusqu’au Madrid 2.0: l’arrêt obligé entre Montréal et Québec. Même l’autoroute la plus banale du Québec devient la route des vacances: les fermes, les champs, les chevaux qui paissent au loin. En passant à proximité du bétail, j’ai gardé le réflexe idiot de hurler de toutes mes forces dans mon casque en imitant un boeuf à l’agonie. C’est une «inside» qui me vient d’un roadtrip en Uruguay et de mon ami Jo qui réussissait à faire tourner les têtes des vaches ahuries avec ce même mugissement. Je n’y suis jamais parvenu, mais je ris tout seul dans ma barbe même si j’ai le cul qui commence sérieusement à chauffer. Enfin arrivé à L’Islet-Sur-Mer, on doit chercher un peu avant de trouver la Cabine bleue: une charmante maisonnette en bois peinte en bleu et qui trône sur un site enchanteur avec vue sur le fleuve.

What happens in L’Islet-Sur-Mer…

On monte les tentes et on se distribue les tâches pour le souper. Évidemment, quand on a des sacoches et de l’espace de rangement, on est responsable de faire les courses. Marie-Hélène se porte volontaire pour nous accompagner, Jules et moi, à l’épicerie pendant que Cath et Arthur mettent la table et préparent le feu. Au retour, dans la lumière crépusculaire, on a droit au vrai Jules dans toute sa splendeur: Harley, camisole, gougounes sécuritaires (!!!), texto au volant, cigarette-briquet-poffe, puis la main gauche qui s’empare d’une cannette de IPA dans la sacoche arrière, un chin-chin au soleil couchant et un pied de nez à la terre entière. Je lance un long regard à Marie-Hélène qui roule derrière moi et même sous sa visière de tireur d’élite je devine son immense sourire.

Nu-vite

Ce soir là, on mange beaucoup trop et on boit comme s’il n’y avait pas de lendemain. Jules nous fait grâce de deux cadeaux: sa confiture d’oignon/beurre/Jameson qu’on badigeonne un peu sur tout et… un authentique nu-vite sur le chemin du Moulin. Je ne sais pas trop comment, mais tout le monde y passe, plus ou moins convaincu et mort de rire. S’ensuivent les blagues douteuses, les chansons improvisées et une séance de harcèlement au téléphone de l’équipe de Oneland aux Îles-de-la-Madeleine… Je ne sais quelle excuse on trouve pour se coucher enfin, mais tout le monde se doute bien qu’il y a peu de chance que le départ s’effectue à l’heure.

Bas du fleuve

Au matin, j’ai dormi comme un bébé et je suis le dernier levé. C’est la voix de Jules en pleine imitation de Gerry Boulet qui me réveille. La bucolique Cabine bleue se transforme en toilette semi-privée et chacun son tour on condamne l’endroit pour les besoins du campeur et nos ablutions matinales. Entre temps, les patates sont prêtes et notre déjeuner royal retarde le départ de plusieurs heures sous les hurlements des poules en cages à qui Jules a dit qu’on mangeait leurs enfants… Puis la 132. Longer le St-Laurent qui s’élargit et veut devenir la mer… En moto, tout devient important: les variations du sol, le changement d’odeur, la température de l’air. En moto, tout perd son importance: ce qui m’attend ou pas au retour. Nous roulons plus lentement, ce n’est pas plus mal et nous découvrons des villages, des champs de moutarde et ce cap rocheux tout blanc juste après le parc du Bic.

Nous filons jusqu’à Rimouski by the Sea, mais les festivités sont bien amorcées quand nous arrivons sur le site historique de Pointe-au-Père, au pied du phare et de l’Onondaga. Il fait un temps superbe, l’ambiance est à la fête et une foule bigarée de curieux se massent autour de l’arène aménagée pour le concours d’adresse. Jules, pour l’occasion, troque sa camisole pour une chemise blanche western ornée de fleurs rouges avec un bandana assorti. On fait le tour des exposants, on sirote une bière en regardant la course de la tortue, puis l’épreuve du «bucket» d’eau jaune. Les badauds commentent les performances, on s’encourage, on crie. Cath prend autant de photos qu’elle peut. Au bout d’un moment, on meurt de faim, mais plutôt que d’opter pour les hot-dogs à 10$, on roule jusqu’à la cantine de Ste-Flavie pour dévorer des sandwichs au homard et des poutines au crabe. Une fois repu, on décide de rentrer tout de suite au camping de Rimouski. Notre emplacement est un misérable talus, coincé entre les roulottes motorisées et surplombé par des pylônes électriques. Rien qu’un feu de camp entre nouveaux amis dans la fraîcheur du soir et quelques canettes de IPA au son de Dalida ne peuvent faire oublier. Ça culmine avec des Smores à double étages et cuits à la perfection par Arthur avant de se dire: «à demain», la bouche pleine. Nos ronflements distincts s’élèvent dans la nuit et se mêlent au frétillement de 400 000 volts suspendus au-dessus de nos têtes. De drôles de rêves les amis, de drôles de rêves…

00_Ste-Flavie2

Le retour

On est drôlement plus efficace que la veille et à 8:30, on est déjà sur la route. Côté météo, la chance est toujours avec nous. En 48 heures, les liens nouveaux qui nous unissent se perçoivent même dans notre conduite. Un quelque chose de plus fluide dans l’exécution: le ballet des changements de voie, la distance plus stable entre les véhicules. Parfois, j’ai presque l’impression qu’on se parle par télépathie. Je peux entendre la petite cloche sous ma moto tinter et sentir les mauvais esprits s’écarter. Le retour se fait dans un temps record et on arrive comme on est parti, c’est à dire dans un trafic monstre sur la 20. J’absorbe pour une dernière fois les traits caractéristiques du convoi: le sac jaune de Marie-Hélène, les souliers oranges fluo d’Arthur, la grosse barbe de Jules. Cath me salue d’un hochement de tête. J’ai un pincement au coeur qui ressemble à de la gratitude et j’ai la certitude que ce n’est pas un adieu, mais un au revoir. Je quitte le groupe en prenant la sortie vers le pont Jacques-Cartier. C’est la première fois que je roule seul depuis une éternité il me semble. Voilà mon été et une leçon pour mon petit cœur fucké: réapprendre à rouler seul, chercher des prétextes pour rouler ensemble et trouver dans une poignée d’inconnus quelque chose qui ressemble à de l’amour…

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