photos par Max Vannienschoot

Je ne devais pas prendre part au Raven’s Run. Ma moto, toujours moribonde ne se déplaçait que lorsque je la poussais pour éviter de payer des contraventions et ce week-end là allait être celui de mes 36 ans… L’idée même derrière la ride demeurait floue : des meutes de bikers qui se donnent comme point de rencontre un terrain de camping obscur à la frontière du Québec et de l’Ontario, à une quarantaine de km de Pembroke…? Quand enfant, j’allais visiter la famille à Sudbury, à mi-chemin entre les limbes et le Irving, Pembroke incarnait une pépinière où on cultivait l’ennui.

Et qu’est-ce que c’était que ce mystérieux Raven?

Puis des forces incompréhensibles se sont mises en branle:  mon oncle rendait sa V-Star à nouveau disponible pour la ride, la gang de ONELAND acceptait de décaler le départ en après-midi pour me permettre de me joindre à eux et la météo qu’on annonçait désastreuse pour le week-end changeait soudainement d’attitude. Bref, quand le diable se met de la partie, difficile de lui refuser quoi que ce soit.

Nous partons en petit groupe de cinq motos dans la chaleur suffocante d’une Montréal qui s’acharne à nous empêcher de la quitter. Léa, à quelques semaines d’obtenir son apprenti, nous suit avec son petit van d’appoint. À Gatineau, nous rejoignons d’autres amis dont la gang de Emperor’s Society et le groupe double d’ampleur. Nous passons Shawville en même temps que la lumière s’échappe tranquillement par l’horizon. Notre colonne s’enfonce dans la nuit et les routes de campagnes comme une envolée d’oiseaux qui prennent vie dans l’obscurité. Dans la seule lumière de nos phares, on devine une nouvelle présence dans le ciel sans lune. Ça doit faire mille ans que je n’ai pas vu autant d’étoiles et j’en perds ma concentration dans une courbe.  «Rester sur la route, rester sur la route…» Le site de Raven Knoll n’est indiqué que par une pancarte faite à la main et entourée d’ampoules éteintes… c’est presqu’un miracle qu’on le trouve dans le noir.

Nous sommes accueillis par une dénommée Myst qui nous explique les règlements de la place.  Plus tard, autour du feu, alors que circule une bouteille d’hydromel de l’amitié, elle nous raconte son terrible accident de la route il y a plusieurs années: un rappel de ce qui nous guette tous. On ne peut qu’admirer son courage, sa résilience et applaudir quand elle nous annonce qu’elle va rider avec nous le lendemain, pour la première fois en 15 ans.  Je vais me coucher relativement tôt et sans lampe de poche.  Je croise d’étranges figurines de gnomes et de petits animaux accrochées sur les arbres ou simplement plantées là et j’enjambe des dizaines de vélos pour enfants qui jonchent le sol un peu partout… On va se le dire, c’est weird. Il y a des rumeurs qui courent: un mystérieux sanctuaire peuplé d’inquiétants petits autels se cacherait dans la forêt. Au-dessus de nos têtes, la voie lactée semble immobile et les oiseaux se taisent, pour le moment.

4146-11-webLe lendemain, nous sommes plus nombreux que prévu à participer à la première ride de la journée et Tony, l’organisateur de l’événement (dont la moto a été réparée in extremis pour l’occasion), se fait un point d’honneur de rappeler les règles de sécurité et de s’assurer que tout roule comme sur des roulettes (de bike). Cath a un air gamin: elle a roulé une partie de la nuit dernière avec les gars de Emperor’s Society sur les minuscules vélos pour enfants.  Il semble qu’ils aient trouvé le fameux sanctuaire…  on espère que ça ne portera pas malheur. Heureusement, la journée est incomparable, on mange les courbes en troupeau, le vent est bon dans la chaleur du mois d’août et ça nous prend un bon deux heures pour compléter la boucle qui traverse le Golden Lake, puis le Round Lake. Surtout, on revient tous indemne.

Raven's Run, Max Vannienschoot

Au coucher du soleil, rassemblement dans le pit de sable pour voir les plus téméraires faire les fous sur leurs grosses customs. Est-ce la punition des divinités de l’endroit ou simplement le cours normal des choses, mais la première victime est la moto fraîchement réparée de Tony dont la courroie lâche… Il a tôt fait de s’asseoir dans une soucoupe de plastique, de se faire tirer par les amis et de manger une tonne de terre. Plus tard, c’est la Boulevard de Allison dont la transmission est détruite par le sable. Jules échappe la sienne sans trop de conséquences puisqu’on l’utilise plus tard comme rampe de lancement pour propulser les feux d’artifices. Rien n’est grave, tout est drôle et on se moque bien des mauvais augures dans le ciel illuminé rouge, vert, bleu.

La nuit tombée, on découvre enfin l’inquiétant sanctuaire et Léa raconte avec un malin plaisir les rumeurs qui se rattachent à la pratique de la magie. On passe devant le «Elvis Shrine», puis le «Hunteress Shrine» et bien d’autres plus étranges encore. Certains d’entre-nous sont amusés, d’autres fascinés, mais Charles-Édouard est carrément épouvanté et on quitte par le pit de sable qui prend une toute autre signification quand on imagine des hordes de fidèles pratiquer leurs rituels païens. Les orages grondent et les oiseaux rient.

Raven's Run, Max Vannienschoot

Quand on quitte le Raven’s Knoll, les mauvais génies s’en permettent une dernière en jouant avec la transmission de la van de support qu’on perd de vue.  Le groupe se sépare pour la retrouver et je me joins à la gang de Ladies & Gentleman, avec Peanut comme leader.  On rentre paisiblement en ville comme si on avait réussi à semer toutes les mauvaises vibes.  Il y a quelque chose du Raven’s Run qui incarne cette entente tacite entre le biker et le destin. La communauté est superstitieuse même inconsciemment: un foulard chanceux, une clochette porte-bonheur, un casque préféré, quelque chose de précieux pour se prémunir des aléas de la route. À chaque fois qu’il enjambe sa monture, le biker accepte de jouer avec toutes sortes de forces mystérieuses. Doit-il les craindre ou s’en moquer? Un peu des deux probablement, mais sur la route, c’est davantage la réalité que les mauvais esprits qui force le respect.

Ce matin, je dois raconter le Raven’s Run.  Je ressasse mes souvenirs pendant que je pousse ma moto… pour la changer de bord rue.  Un bruit au-dessus de ma tête, c’est un corbeau qui croasse dans ma direction…  J’ai beau scruter les feuillages encore verts, mais je n’arrive pas à le trouver…  Bon ou mauvais présage?  Un battement d’ailes.  J’ai 36 ans.

Raven's Run, Max Vannienschoot


 

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