Ce matin, j’accompagne mon meilleur chum, Alexis, qui achète sa première moto: une Triumph Bonneville 2014. Classe, confort, cachet… elle est tout simplement magnifique. C’est exactement ce genre de moto qui m’a fait tombé en amour il y aura bientôt 10 ans. Je dois aussi avouer que pendant toutes ces années, j’ai tenté en vain de le convaincre de passer son permis. Je rêvais de l’avoir comme partner de route, je savourais à l’avance les voyages qu’on ferait ensemble… C’est sa blonde qui a eu le dessus finalement. À mon grand bonheur.
On a donc rendez-vous à la SAAQ pour transférer le dossier et obtenir les plaques, puis à la caisse pour transférer l’argent. Pendant tout le processus, je peux entendre le hamster trotter dans la tête de Max, le propriétaire actuel. J’entends les souvenirs s’entrechoquer. Tant que le papier n’est pas signé, que le NIP n’est pas entré, que les mains ne se sont pas serrées… rien n’est conclu.
On ne se départit pas d’une moto comme d’autre chose.
Il y a quatre ans, je vendais ma Shadow. Des dettes, une amoureuse, de nouveaux projets… Et donc, des sacrifices à faire. Je me rappelle des semaines qui précèdent. Du moment où, un peu saoul, je crée mon annonce Kijiji avec une touche humoristique qui ne vient pas. Je me souviens de réduire le prix aux limites du raisonnable pour ne pas avoir à négocier et pour accélérer le processus. Si j’hésite une seconde à la vendre, c’est foutu. Un premier acheteur me contacte. Ce sera le dernier et le bon. Nous prenons rendez-vous chez lui, sur la rive-sud. Il va me l’acheter cash. Le lendemain, ironie du sort, je m’aperçois que j’ai une crevaison en sortant de la job. J’essaie de soupeser cette nouvelle information: dois-je me réjouir de ne plus avoir à me soucier de ce genre de désagrément ou dois-je comprendre que ma moto refuse d’être vendue à un inconnu. C’est la tête qui l’emporte et je décide de rappeler l’acheteur pour fixer un nouveau rendez-vous.
C’est un samedi de la fin août et il fait un temps resplendissant. Je rassemble le manuel de la moto, la housse de protection, et j’installe le pare-brise quick-release que je n’avais jamais utilisé finalement. Je mets mes bottes, mes gants, mon coat… pour la dernière fois, me dis-je. Et je la fais démarrer. Le son familier se fait entendre du premier coup et résonne dans la rue encore endormie. J’enlève mes lunettes de vue, geste familier, pour pouvoir mettre mon full-face, puis les remets aussitôt. Les voyants lumineux vert pour le neutre et bleu pour les hautes, sont des bijoux précieux dont je n’ai pas su apprécier la valeur. Je note mentalement les chiffres de l’odomètre. J’évalue le chemin parcouru en distance et en temps. Je pense à Cape Cod, je pense au temps des pommes sur la Rive-Nord, aux chalets en Estrie et dans les Laurentides, à Rimouski, à St-Mathias.
Je pense surtout à tous les voyages que je ne ferai jamais.
Je me mets en première et je décolle. Depuis que le pneu arrière a été changé, la roue ne fait plus ce bruit strident insupportable au freinage. Elle n’a jamais aussi bien roulé. Je traverse le pont Jacques-Cartier presque désert pour rejoindre mon père qui m’accompagne dans cette épreuve… et aussi pour qu’il me ramène. Il conduit devant moi jusque chez l’acheteur. Il y a un poids d’une demi-tonne sur ma poitrine et je sens ma gorge se nouer. Pourquoi la journée est-elle si parfaite? Tout me crie de ne pas prendre la sortie et de continuer mon chemin. De traverser les lignes et de revoir le Vermont ou le New Hampshire. Mais je suis jusqu’au bout la voiture de mon père. La transaction se fait rapidement: le monsieur devine mon désarroi, ma peine et veut abréger mes souffrances. Je me console en me disant qu’elle va le rendre heureux. C’est un projet de retraite: il va enfin faire de la moto avec son fils. Il veut l’essayer, s’assoit à cheval sur la selle, mais manque de la faire tomber. Je pousse une sorte de grognement et détourne les yeux: il ne sait pas conduire. Je ne suis pas rassuré. Autant pour le monsieur que pour ma… SA moto. Son fils rit et l’enlace par les épaules. Ils vont se prendre un temps ensemble pour pratiquer. Pères et fils se soutiennent dans les moments importants. Je rentre avec le mien en silence.
À la caisse populaire avec Alexis et Maxime, c’est une magnifique rousse qui finalise la transaction, mais je suis le seul à vraiment remarquer. Le premier songe déjà au peu de temps qu’il reste à la saison et l’autre, tente de contenir l’émotion d’un nouveau deuil. L’air frais du matin se réchauffe tranquillement et de la vapeur monte de l’asphalte. Max profite des derniers instants sur sa monture et je peux sentir la familiarité de ses mouvements. Perché à l’arrière, Alexis absorbe un maximum d’information. Le manque d’assurance et l’excitation des premières fois sur la route feront place au goût des longues balades et des nouvelles aventures.
En cette fin de saison, je suis toujours orphelin de moto, mais j’ai vécu ce matin la «passation des pouvoirs» de la Triumph. Comme si c’était la mienne. L’espace de quelques instants, je suis à la fois celui qui gagne le nom de biker pour la première fois et l’autre. Celui qui le perd. Jusqu’à la prochaine fois.
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