«Ça y est, ma moto est Onelandisée et Jésuifiée». Max vient d’apposer un Jésus autocollant, déniché dans une shop de Las Terrenas, sur la Yamaha TW200 qu’on vient de ramasser chez Holidays Rental. On est au kilomètre zéro d’un road trip de deux semaines autour de la République Dominicaine.
Chercher une destination à petit budget pour un road trip moto pendant les vacances de Noël, ça demande d’être créatif. Mais quand Max lance l’idée de la République Dominicaine, j’allume. Le pays est magnifique, regorge de parcs nationaux, et le coût de la vie y est doux.
Les forums et les guides nous mettent en garde : le pays tient la palme du plus haut taux de mortalité sur la route au monde. L’alcool au volant, les nids-de-poule et les chiens la nuit sont à surveiller. Comme on a connu des conditions similaires par le passé, on sait un peu dans quoi on s’embarque. On écoute notre gut feeling et on décide de tenter le pari.
Le plan
On veut traverser le pays d’Est en Ouest. Une boucle de 1700 km d’une plage à l’autre, en passant par les montagnes au coeur de l’île.
Notre rêve: atteindre Bahia de Las Aguilas à l’extrémité Sud-Ouest, près de la frontière Haïtienne. On ignore si les routes du centre du pays sont praticables et si on aura le temps nécessaire pour faire la boucle. On se fixe des règles: on ne roule pas la nuit et on évite les autoroutes au profit des routes secondaires.
Apprivoiser la bête
Sur la route vers Las Galeras, on oublie tout ce qu’on sait sur le code de la route. Les motos roulent à droite de la voie, les autos peuvent les doubler rapidement. Sur les chemins de terre, nos petites enduros aux énormes roues nous donnent l’impression d’avoir amélioré nos habiletés hors route d’un coup de baguette magique. Nos montures apprivoisées, le moment est venu d’entamer la traversée vers l’ouest. Le vrai voyage commence.
Vers le centre du pays
À l’entrée du Parc National de Los Haitises, on pose nos roues sur notre première autoroute. Comme on s’attendait au pire, on croit rêver: non seulement cette autoroute bordée de falaises est spectaculaire, mais le bitume est lisse!
Plus loin, on bifurque sur une route secondaire et on se retrouve pratiquement seuls sur la chaussée. À 1200 mètres d’altitude (l’équivalent du Mont Washington), au peak d’une ascension de rêve, se dresse la ville de Constanza. Courbe après courbe, les pins se mêlent progressivement aux palmiers, l’air frais nous éveille et l’odeur du gaz s’estompe. Les virages s’enchaînent jusqu’au sommet et se perdent dans le brouillard.
Au coucher du soleil, on trouve notre hôtel. Fatigués mais heureux, on sent que notre plan est en voie de se réaliser. Les rythmes merengue des bars s’entremêlent. Le chaos sonore garde la ville éveillée toute la nuit. À l’aube, silence total… on s’endort enfin.
L’épreuve des montagnes
Le soleil du matin plombe, mais ne réchauffe pas encore l’air frais des montagnes. La carte indique une route vers Padre Las Casa. C’est en fait un serpent de garnotte et de bouette qui commence par la traversée… d’un pont suspendu. On observe les Dominicains emprunter la structure de bois à moto avant de les imiter. Dans ma tête, ça spin. Et si on se plante au milieu de nulle-part? Max propose qu’on explore la suite et qu’on évalue. Fair enough.
Deux heures plus tard, après avoir traversé une dizaine de ruisseaux, croisé des essaims de monarques et évité une tarentule, je couche ma moto après un dérapage dans une pente abrupte et je me brûle sur le moteur de mon bolide. «C’est encore loin Padre Las Casas?». «Encore le double!». Je fige. Un autre quatre heures de hors route à faire!
Devant moi, Max apparaît et disparaît derrière chaque bute qu’on chevauche, comblé par ce dirt track inespéré au coeur des montagnes, pendant que je surmonte ma peur de prendre une autre débarque. On croise des paysans chaque vingt minutes sur leurs vieilles motos, bottes de pluie aux pieds. Leur agilité m’impressionne. L’un d’eux, en me voyant hésiter devant une descente abrupte, me lance d’un ton rassurant: «Suave, suave». Doucement, oui. Quand je vois enfin la première route pavée de la journée au bas de la montagne, mon coeur fait un bond et mes muscles se détendent.
Vers l’Ouest
À Barahona, c’est le début de la spectaculaire route #44 qui mène à l’Ouest. Elle est considérée comme l’une des plus belles routes côtières des Amériques, et on est drette dessus au soleil couchant. Elle longe une mer bordée de montagnes, ponctuée de jolis villages qui sentent le barbecue et le feu de camp.
Cette route est aussi ponctuée de barrages policiers, mitraillettes en mains. Max est invité à s’arrêter sur l’accotement par une policière à l’uniforme camouflage. Je reste sur mes gardes. J’ai lu sur les cas de fausses polices qui demandent des sommes d’argent au moyen de contraventions bidons. Puis, remords. La policière demande gentiment à Max de porter son casque, comme c’est la loi au pays. Pas d’amende. On file vers l’Ouest.
Le paysage devient plus aride, et une végétation de cactus prend le dessus. Bahia de Las Aguilas, notre destination rêvée, approche.
Magie
On y est: Bahia de Las Aguilas nous brûle les rétines de bleu et d’orange fluo avec ses 10 kilomètres de sable blanc et de mer turquoise au coeur du parc national de Jaragua. On explore ses routes de cailloux environnantes et on plonge en apnée dans ses eaux cristallines.
Heureux d’avoir atteint la pointe ouest du pays, on repart victorieusement vers l’Est. Le plateau montagneux du centre de l’île réapparaît à l’horizon. Le pavé laisse place à la terre battue et on entre dans le Parc National Villa Nuevo.
À ce moment précis, on réalise que notre Eldorado n’est pas derrière nous, mais bien devant nos yeux. À 1500 mètres d’altitude, on se retrouve devant des fermettes seules au monde sur des crêtes de montagne au milieu des nuages. Le temps est suspendu. Le silence est sacré. On enfile nos manteaux, on traverse des forêts de pins enchevêtrés de mousse, on prend mille photos avec nos yeux.
Retour
Déjà nostalgiques, on survole la côte nord du pays sur nos motos en silence. Chacun dans sa bulle, on partage le même paysage, les mêmes regards qui s’illuminent au passage, la même musique trop forte à l’entrée de chaque ville.
De retour à Las Terrenas, je pose mes bottes d’armées couvertes de boue sur le comptoir du cordonnier. Cigare au bec, il commence l’opération de nettoyage-cirage. En apprenant d’où on revient, l’homme lève les sourcils. On échange sur le pays, le voyage.
Hors des zones touristiques, la moto a facilité les rencontres. Je pense à cette famille qui nous a spontanément invités à déjeuner sans rien demander en retour. Je pense à la convivialité qui règne partout, jusque dans un garage de fortune où une chaîne cassée devient aussi l’occasion de rencontrer les amis du mécano.
Prendre le pari de s’ouvrir à l’inconnu, c’est accueillir l’imperfection d’un voyage sans promesses. C’est inviter l’essai-erreur. C’est s’intéresser, c’est accepter d’être vulnérable.
En prenant ce pari, le pays nous l’a rendu au centuple. So, what’s next?
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